lundi 18 avril 2011

Article publié en avril 2011 dans la revue ville école intégration


Un documentaire dans une classe d’accueil :
une expérience humaine avant tout



Le film Moitié Moitié est un documentaire de 53 minutes que j’ai réalisé pendant l’année scolaire 2008-2009 dans la classe d’accueil du collège La Grange aux Belles, à Paris.
La réalisation d’un film documentaire est toujours une aventure. Beaucoup de temps peut s’écouler avant que d’autres viennent la partager : les personnes filmées d’abord, puis l’équipe de tournage et enfin les spectateurs.
À l’origine de ce film, il n’y a pas de commande extérieure. Le désir d’appréhender telle ou telle situation est très personnel, presque intime. Derrière les thèmes de société inhérents à la situation que l’on filme, il y a un attrait pour autre chose. La construction du film est un va-et-vient incessant entre la quête qui nous porte et l’adresse faite au spectateur.
Un documentaire n’est pas un reportage informatif.

J’ai suivi des élèves qui arrivent en classe d’accueil sans maîtriser le français. Ils sont d’origines, d’âges et de niveaux scolaires différents et ils ont un an pour s’adapter avant d’intégrer une classe ordinaire. Le film pointe la relation entre leur aventure et les enjeux individuels et collectifs de l’intégration.


Une année, une classe : un entre deux

Dans les classes d’accueil, le professeur de français est le référent. Il prend les élèves en charge 18 heures par semaine. Il est accompagné par des professeurs de mathématiques, d’histoire-géographie, d’anglais et de technologie qui interviennent de manière spécifique.
Progressivement et en fonction de leur maîtrise du français, les élèves suivent les cours du niveau qu’ils vont intégrer l’année suivante. Ils rejoignent une classe de 6ème, de 5ème, 4ème ou 3ème pour quelques heures, d’abord en éducation physique puis en mathématiques et dans d’autres matières.

Au cours de ce projet, un élément initial s’est avéré fondamental dans mon approche du sujet. Je connais l’existence de ces classes d’accueil depuis plusieurs années. Un dispositif similaire existait dans mon école. À cette époque, la rapidité d’adaptation des nouveaux arrivants m’impressionnait. J’étais curieuse de leur expérience. Mais je ne les rencontrais qu’après cette période si décisive de leur vie. Et surtout, ils n’en parlaient jamais. C’était comme s’il y avait un avant, un après, et un trou de mémoire entre les deux.
Pour préparer le film, j’ai rencontré des enseignants et je me suis beaucoup documentée. Il m’a fallu du temps pour revenir à ce qui m’avait touchée enfant : l’expérience d’adaptation que mes camarades ont vécue et qu’ils ne m’ont pas racontée. Leur silence était sûrement marqué par la pudeur. Mais pas seulement : il est fréquent que les personnes qui apprennent une langue en immersion ne se souviennent pas des étapes de leur apprentissage. Dans leur mémoire, il y a le moment où ils ne connaissent pas la langue puis celui où ils la maîtrisent.
L’année en classe d’accueil est donc une période de transition. C’est un moment charnière dans leur parcours de vie. Avec son fonctionnement particulier, elle doit leur permettre de s’adapter à un système scolaire qu’ils découvrent. Le rôle de leur professeur de français est essentiel. En dehors de la cellule familiale, c’est le principal interlocuteur de ces adolescents. Représentant de l’institution française, chargé de favoriser leur adaptation, il transmet un savoir, stipule les règles de conduite et accompagne leur prise d’autonomie. Plus qu’un référent, c’est un véritable passeur.

Pour ce film, j’ai travaillé avec la classe de Brigitte Cervoni. Ma rencontre avec elle, ses méthodes de travail et son adhésion au projet m’ont permis d’aborder les classes d’accueil sous cet angle. Sa démarche pédagogique est basée sur la prise en compte du fait que les élèves sont dans l’entre deux. Comme elle le dit : ils sont entre deux langues, entre deux pays, entre deux cultures, entre deux âges.

L’intégralité du film se situe dans la salle de classe. C’est leur lieu de communauté. Il leur est réservé et ils se l’approprient.


Apprendre le français, trouver sa place

Le récit se concentre sur la rencontre entre les élèves et leur professeur de français. Il privilégie le cheminement des adolescents dans leur adaptation. Au lieu de débuter au moment de la rentrée scolaire, nous rencontrons les élèves une fois les premières semaines passées.
Le tournage a pourtant commencé le jour de la rentrée et nous avons filmé la classe pendant quelques jours. Dès les premiers instants, les adolescents se sont comportés de façon naturelle devant la caméra. Ils étaient si absorbés par l’événement qu’ils vivaient qu’ils ne semblaient voir ni la caméra, ni les trois personnes de l’équipe venues les filmer. Les situations étaient intéressantes et je pensais les utiliser pour le début du film. Les premiers mots du professeur  appuyés par de nombreux gestes et dessins permettaient d’introduire la notion de communication. L’accueil administratif et l’énoncé des règles ouvraient sur l’environnement scolaire dans lequel s’inscrit la classe. La présentation des élèves par eux-mêmes étaient un bon moyen de situer leur niveau à l’oral et la diversité de leurs origines. Enfin, les exercices proposés par Brigitte Cervoni étaient une très bonne approche du multiculturalisme de la classe. Toutes ces situations sont extrêmement riches. Mais au montage, nous n’avons finalement pas gardé ces premiers moments.
Les séquences correspondantes imposaient un film sur l’accueil des adolescents non-francophones dans la scolarité française. Un film qui aurait mis l’accent sur les nombreux défis scolaires : différence de niveaux, apprentissage dans une langue que les élèves découvrent, adaptation des connaissances à la culture française… Cet aspect des choses m’intéresse, mais j’ai préféré l’aborder de façon indirecte et privilégier une approche plus personnelle du sujet.
Dans les situations qui m’interpellent, le rapport à l’autre et au monde est un thème prépondérant. Il est toujours mis en relief par la nécessité qu’éprouvent les personnages d’affirmer leur place, notamment par le biais du langage. Les premières séquences que nous avions filmées ne nous permettaient pas de développer le récit dans ce sens. Il était nécessaire de débuter le film à un moment où les adolescents ne sont plus en découverte totale de leur environnement. Lorsqu’ils commencent à dialoguer avec leur professeur l’interaction est possible. C’est alors que la rencontre apparaît à l’écran.

Les professeurs de classes d’accueil sont unanimes : les nouveaux arrivants font preuve d’une grande curiosité et d’une soif d’apprendre. Ils ont aussi besoin d’être confortés dans leurs connaissances et valorisés. Brigitte Cervoni le sait et leur manifeste beaucoup d’attention. Par sa bienveillance, elle met les adolescents en confiance et leur permet d’aller de l’avant. C’est un "passeur de langue" : elle transmet à ses élèves les outils pour s’approprier le français.
Au début, le manque d’assurance linguistique rend les élèves très enfantins. Dès qu’ils acquièrent plus d’aisance pour s’exprimer, ils cherchent à affirmer leur autonomie. Ils testent aussi les limites. Les relations entre élèves et professeurs sont pleines de nuances. Elles se composent de souplesse, de fermeté, d’une touche de provocation et aussi de confidences…


Dans le film, la professeur est très présente au niveau du son mais elle est peu visible. L’image est réservée aux adolescents qui l’écoutent ou interviennent. Cela permet de les suivre au plus près. Leur découverte et leur appropriation du français apparaît de touche en touche. Ici, l’un recherche comment épeler un mot, là son voisin feuillette un dictionnaire. Plus tard c’est un cahier rempli de leçons qui est consulté ou la conjugaison d’un verbe qui est étudiée.

Les scènes de vie en classe laissent percevoir un lien entre l’apprentissage d’un adolescent et la façon dont il vit son arrivée en France. Certains élèves sont portés par l’espoir d’un avenir meilleur tandis que d’autres restent inquiets du sort de ceux qu’ils ont laissés derrière eux. Au fil des séquences, leur rapport à l’exil transparaît en même temps que leur curiosité ou leur refus d’apprendre.


Élèves en exil, citoyens en devenir

Passionnée par son métier, Brigitte Cervoni n’enseigne pas seulement le français aux adolescents qu’elle accueille. Elle les guide aussi entre le monde qu’ils ont quitté et celui qu’ils doivent intégrer.

Les adolescents ont rarement choisi de laisser leur patrie. Déracinés, leur imaginaire garde la trace de l’exil. Accompagnés par leur professeur, ils construisent le récit du jour qui marque le tournant de leur vie : celui où un proche leur a annoncé qu’ils devaient partir en France. Certains disent la tristesse de quitter les amis trop rapidement, d’autres l’impatience ou le refus de découvrir la France. Ils s’aperçoivent qu’ils ont traversé des épreuves similaires et en partagent l’expérience. Ils se portent une grande attention les uns aux autres. Cette reconnaissance mutuelle apaise les plus dissipés, resserre les liens du groupe et fait grandir chacun.

Malgré tout, les adolescents sont solitaires dans leur apprentissage. Ils appréhendent la nouveauté en fonction de leur personnalité. Curieux, indifférents ou inquiets, ils connaissent les doutes et les satisfactions inhérentes à la découverte d’un monde nouveau.

Brigitte Cervoni rassemble les individualités autour d’un projet collectif en invitant ses élèves à créer un village. La règle du jeu est de s’inventer un personnage français et majeur. Ce double imaginaire possède un nom, un prénom, une ville de naissance, un métier et une histoire Une fois les caractéristiques des habitants définies, le village se construit entre humour de l’adolescence et attrait de la découverte. Par exemple, sous les traits de Changji, Gabriela, Gédéon prennent vie M. Chocopain, le boulanger, Mme Chouchou, la coiffeuse et M. Poulet, le policier.
Pour créer leur village, les adolescents s’accordent aux structures de la société française. Chacun participe à la mise en place des institutions du village.
Le village est imaginaire mais pour le faire vivre, Brigitte Cervoni et les adolescents doivent aménager la vie collective. Ils se heurtent aux mêmes impératifs que ceux qui existent en dehors du collège. À l’occasion des discours de candidature du maire puis du débat municipal, nous découvrons les solutions qu’ils proposent pour organiser la communauté : baisser les salaires des fonctionnaires pour financer les travaux de l’aéroport (“les salaires seront augmentés dès les travaux terminés”) ou faire venir des habitants des villages voisins pour travailler aux postes que personne ne veut occuper. Entre invention et observation du monde qui les entourent, ils ne manquent pas de perspicacité !

Dans son rôle de professeur et de bâtisseuse de village, Brigitte Cervoni est le garant de l’objectif de ce type de classe : assimiler un groupe multiethnique à la microsociété qui les accueille. Elle apparaît clairement comme dépositaire de valeurs à transmettre.


Les deux dispositifs pédagogiques qu’elle met en place servent de points d’appui pour élargir le propos du film. La classe d’accueil offre une période d’adaptation pour les adolescents qui arrivent de l’étranger. Ils débutent l’année scolaire sans maîtriser le français et la terminent en intégrant le cursus ordinaire. Mais, idéalement, la finalité de cet accueil est plus vaste. Il s’agit pour ses futurs adultes de se préparer à prendre place dans la société française.


Le monde des adultes

Le collège est le lieu où chacun acquiert sa part de culture commune et les valeurs de la citoyenneté française. Cet enjeu est particulièrement sensible et perceptible pour les nouveaux arrivants. Ici, l’intégration scolaire conditionne pleinement l’intégration sociale et professionnelle.

Au moment de l’écriture, je n’avais pas vraiment prévu la présence des parents d’élèves dans le film. J’ai assisté à une rencontre parents-professeur avec l’équipe de tournage. Les séquences enregistrées apportaient un tel complément à ce qui se passe en cours qu’il est devenu évident qu’elles apparaîtraient dans le montage final.
Ce qui est frappant, c’est l’attention que tous ces parents d’élèves portent à la scolarité de leurs enfants. Ceux qui sont arrivés récemment vivent dans des conditions extrêmement précaires. Mais leur principal souci est que leur enfant puisse se rendre à l’école tous les jours et fasse ses devoirs. Les autres sont arrivés en France plusieurs années avant de faire venir le reste de la famille. Ils ont fait le sacrifice de l’éloignement.
La réussite scolaire de leur enfant est la promesse d’un avenir meilleur. Ils ont toute confiance dans l’institution scolaire pour leur offrir cette possibilité.

Beaucoup font le rapprochement entre le parcours d’adaptation de leur enfant et le leur. Lorsque Brigitte Cervoni relève la difficulté pour un élève d’apprendre le français, son père répond : "oui, comme pour moi..." Ces adultes regrettent le plus souvent de se retrouver seuls pour apprendre la langue et les codes culturels. Certains parlent très peu le français. L’enfant devient alors le traducteur de son parent et de son professeur.

Adulte avant l’heure, il fait le lien entre les deux univers auxquels il appartient. Et comme le suggère Brigitte Cervoni, il doit faire “moitié moitié” pour construire son identité : acquérir de nouvelles références sans oublier celles qu’il a déjà.



Charlotte Quinette
Réalisatrice

Contacts pour le DVD du film ou tout renseignement : 
http://filmmoitiemoitie.blogspot.com/
filmmoitiemoitie@yahoo.fr

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